Le 17 Octobre 1961
Il faudrait bien le reconnaÎtre un jour... L'avenir de l'amitié algéro-française le vaut bien.
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Seine macabre: Le 17 octobre 1961
Libération, le 15 Octobre 2011
17 octobre 1961. Il y a 50 ans, une manifestation pacifique d’Algériens était sauvagement réprimée à Paris. On ignore encore le nombre des victimes. Grâce à l’ouverture des archives, la documentariste Yasmina Adi défie, dans un film, le déni et l’oubli.
Par BÉATRICE VALLAEYS
Affiche du film de Yasmina Adi. (Jean Texier / Mémoires d'Humanité / AD93)
«Les violences atteignent aussi la métropole. Ainsi, le 17 octobre 1961, à Paris, les forces de l’ordre tuent près d’une centaine d’Algériens, lors d’une manifestation pacifique organisée par le FLN. Le 8 février 1962, la police charge, près du métro Charonne, des manifestants protestant contre les attentats de l’OAS. Le bilan est de neuf morts.» Voilà ce que les élèves français des classes de terminale peuvent trouver dans leur livre d’histoire (Nathan), sous le chapitre «L’indépendance de l’Algérie» du cours consacré à «L’enjeu de la décolonisation (1945-1962)». Clair, mais pour le moins concis. Sans doute, les enseignants en disent-ils davantage, mais à la veille du 50e anniversaire d’un massacre inouï - commis dans la soirée du 17 octobre 1961 et qui se poursuivit durant plusieurs semaines -, combien sont-ils en France, toutes générations confondues, à savoir même de quoi il s’agit ?
Cette monstrueuse «ratonnade» - l’historien Pierre Vidal-Naquet assure que l’expression est née de cet événement tragique, raton désignant Algérien dans le vocabulaire des racistes décomplexés - reste curieusement ignorée de l’opinion, quand elle n’est pas purement et simplement niée, minimisée, occultée, ou effacée par la manifestation anti-OAS du métro Charonne, quatre mois plus tard, au point d’entretenir une étrange confusion entre ces deux épisodes parisiens dramatiques de la guerre d’Algérie finissante.
Flottant parfois jusqu’au Havre
«L’archive, c’est mon trip.» Française née à Saint-Martin-d’Hères (Isère) de parents algériens, Yasmina Adi, 36 ans, a un franc-parler réjouissant. Au premier coup d’œil, il n’échappe à personne que cette jeune femme a du tempérament, en tout cas quand elle parle de son travail. Yasmina Adi est documentariste, elle est l’auteure d’un film qui sortira en salles le 19 février, dont l’affiche donne froid dans le dos, malgré son impeccable sobriété : l’image en noir et blanc d’un pont parisien dont le parapet est griffé d’une inscription en lettres capitales peinte au pinceau - «ICI ON NOIE LES ALGéRIENS», au-dessus d’une date, discrète, écrite en rouge, «17 octobre 1961».
A chaque décennie, surtout depuis 1981, des hommes et des femmes - historiens ou non - s’évertuent à empêcher la condamnation à l’oubli de quelque 300 Algériens tués par la police française, alors sous les ordres du préfet Maurice Papon, et dont un grand nombre furent retrouvés flottant sur la Seine, parfois jusqu’au Havre, le courant du fleuve les entraînant vers la Manche. Aujourd’hui encore, ce chiffre de 300 morts ou «disparus» reste une «estimation», car étudier cette histoire-là relève depuis cinquante ans de la gageure. Une histoire évidemment peu glorieuse pour les Français, mais que les Algériens ne se sont pas non plus empressés d’éclairer. Une histoire maudite, comme on en compte depuis la nuit des temps dans tous les pays qui vivent une guerre.
En octobre 1961, la guerre d’Algérie, qualifiée «d’événements d’Algérie», a déjà 7 ans. Une guerre d’indépendance avec ses conflits intérieurs (en Algérie) et extérieurs (en métropole, car l’Algérie est encore française) et leurs lots de morts, de tortures, d’attentats et autres atrocités. De luttes entre Algériens aussi, qui fourniront aux autorités françaises l’occasion d’attribuer les exécutions «d’indigènes» aux règlements de comptes internes.
Le préfet impose le couvre-feu
Quand, voilà deux ans, Yasmina Adi «commence à aller taper aux portes», elle vise un objectif : «Réveiller les consciences» - une sorte d’obsession chez elle s’agissant de l’Algérie -, en réalisant un documentaire avec des archives pour unique matière, seul moyen, dit-elle, d’apporter les preuves irréfutables du massacre du 17 octobre 1961. Si elle a réussi cette folle entreprise, c’est que, contrairement à ses prédécesseurs, l’outil dont elle a pu s’emparer était interdit jusque-là : les historiens eux-mêmes n’avaient pas accès aux fameuses archives, impossible à ceux qui le demandaient de voir, lire, entendre des documents fermés parfois pour soixante-dix, cent ans, sans aucun droit aux dérogations, sauf celles, rares, accordées au petit bonheur, selon la bonne mine du demandeur et surtout de ses intentions.
Cette ouverture des archives a changé la donne. Avec elles, fini les mémoires courtes, les souvenirs ravalés, les mensonges réitérés depuis tant d’années. Pour en arriver là, il a fallu en passer par quelques «accidents» scandaleux dont la France n’a pas l’exclusivité, mais qu’elle cultive soigneusement quand il s’agit de garder secrète sa part d’horreurs.
Paris, 5 octobre 1961. Le préfet de police, Maurice Papon, impose le couvre-feu à tous les Algériens de Paris et sa banlieue, de 20 h 30 à 5 h 30 du matin. Le 17 octobre, sur ordre du Front de libération nationale (FLN), des milliers d’Algériens quittent leurs domiciles et bidonvilles de la couronne parisienne, pour manifester - pacifiquement, a bien insisté la fédération de France du FLN - contre «cet ordre raciste et discriminatoire». Hommes, femmes et enfants tentent de se regrouper en un défilé qui s’achèvera dans le sang et dans la Seine, réprimé en divers points de Paris par une police déchaînée, frappant, tirant des coups de feu, raflant des centaines de manifestants empilés, tabassés dans des cars de la RATP qui les conduisent au palais des Sports (ex-Vél’d’hiv’), au stade Pierre-de-Coubertin et au fort de Vincennes, où ils sont entassés et laissés sans soins pendant plusieurs jours.
«Les premières négociations d’Evian entre la France et le FLN algérien, de mai à juillet 1961, avaient échoué (1), notamment sur la question de l’attribution du Sahara et de son pétrole», rappelait Pierre Vidal-Naquet dans une interview accordée à Libération le 13 octobre 1981, pour la commémoration du 20e anniversaire du 17 octobre. «On était en pleine confusion, il y avait un président de la République, le général de Gaulle qui, incontestablement, voulait la paix par la négociation, avec le FLN comme interlocuteur unique et privilégié ; et un chef de gouvernement, Michel Debré, pour le moins réticent.» Le FLN pour seul négociateur, qui vient d’ailleurs d’éliminer son rival dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie, le Mouvement national algérien (MNA).
Le mobile des règlements de comptes s’effondre
«Parti du père du nationalisme et vieux leader historique, Messali Hadj, le MNA a été créé contre le FLN, décrit Benjamin Stora, historien de l’Algérie, dans une interview au Nouvel Observateur en janvier 2003. En 1955, le MNA représente 100% des immigrés algériens. Messali Hadj considère que le FLN est manipulé par Le Caire. De son côté, le FLN juge le MNA trop réformiste […]. Troisans de tueries dans une guerre entre frères qui fera plus de 10 000 morts. A partir de 1958, sous les coups de boutoir du FLN, le MNA commence à s’effondrer. Fin 1960, début 1961, le FLN a gagné, la bataille est terminée», affirme-t-il, sur la foi d’archives inédites de la fédération de France du FLN (les Algériens immigrés), de la préfecture de police et de la Cimade (2). Et de conclure : «On ne peut pas dire que les corps repêchés dans la Seine en octobre 1961 sont dus à des règlements de comptes entre Algériens. A cette époque, le MNA ne conserve plus que deux fiefs, le Nord avec Lille-Roubaix-Tourcoing et l’Est.»
Cette information est capitale pour comprendre le déni encore entretenu autour des ratonnades et exécutions commises dans les rues de Paris, avant, pendant et après le 17 octobre 1961.
Bordeaux, automne 1997. Maurice Papon comparait devant la cour d’assises de la Gironde pour crimes contre l’humanité et collaboration active avec le régime de Vichy notamment dans la déportation de juifs bordelais. Le procès aborde également l’action de l’ex-préfet de police de Paris pendant la guerre d’Algérie. Interpellé sur l’affaire des Algériens jetés dans la Seine, il donne sa version des faits : «Quinze ou vingt Nord-Africains jetés dans la Seine à la suite de règlements de comptes entre tenants du MNA et dissidents du FLN. On a fait de ce 17 octobre un tableau polémique, poursuit-il. Il n’y a pas eu de débordements. La répression s’est réduite à faire monter les Nord-Africains dans les autobus. Ils ne se sont pas fait prier.»
La version de Maurice Papon
A la barre des témoins de la partie civile, Jean-Luc Einaudi (3), éducateur au ministère de la Justice, sans qui ces funestes événements seraient encore enfouis, rétorque à l’ex-préfet de police de Paris : «On sait qu’il y a eu des violences criminelles commises contre des manifestants pacifiques. On sait qu’il n’y a pas eu d’affrontements entre des cortèges de manifestants et des forces de l’ordre, mais qu’il y a eu chasse à l’homme.» Des propos confirmés à la cour d’assises par une conservatrice aux archives parisiennes, Brigitte Lainé, qui vaudront au premier et à la seconde, une plainte en diffamation de Maurice Papon, pour une phrase que l’ex-préfet de Paris refuse d’entendre : «Il y eut à Paris un massacre perpétré par des forces de police agissant sous les ordres de Papon.»
21 octobre 1997, rue Béranger, siège de Libération. Arrive à l’improviste David Assouline, professeur d’histoire, que nous connaissons bien : membre de l’association Au nom de la mémoire, créée en 1990, il milite pour que la lumière soit faite sur cette période. Ce jour-là, il tient à la main une grande enveloppe contenant «un trésor» qu’il voudrait voir publié dans nos colonnes (Libération du 22 octobre 1997). Tout sourire, il explique qu’il a pris au mot la ministre de la Culture d’alors, la socialiste Catherine Trautmann. Celle-ci vient de rebondir sur les affirmations, quelques jours plus tôt, de Maurice Papon à Bordeaux par une déclaration inattendue : promettant l’ouverture des archives inaccessibles, elle estime que «ce sont des faits qui interrogent les Français depuis des années, les familles algériennes qui ont été touchées par les disparitions de leurs proches et qui ont souhaité en connaître les circonstances».
David Assouline n’attend pas le passage de la parole aux actes, il se rend naturellement aux Archives de Paris, où il est reçu par le conservateur en chef, Philippe Grand. «Je n’avais pas l’autorisation de ma hiérarchie, explique alors ce dernier à Libération, mais j’avais celle de mon ministre de tutelle, madame Trautmann.» Et David Assouline d’exhiber une dizaine de grandes pages de papier vieilli mais très lisibles, documents extraits Philippe Grand des cartons contenant les archives du Parquet. «Les pages des mois d’octobre et novembre sont remplies de FMA (Français musulmans d’Algérie), frappés du tampon"Mort", par coups et blessures volontaires, explique David Assouline. Pour certains, figure même la mention manuscrite "repêché ou repêchage". Après une première consultation non exhaustive, on en dénombrait déjà soixante-dix.»
Les archivistes Philippe Grand et Brigitte Lainé seront sanctionnés par leur hiérarchie, puis réhabilités. Quant au procès en diffamation intenté par Maurice Papon contre Jean-Luc Einaudi et Brigitte Lainé, il tournera à son désavantage, le substitut du procureur reconnaît le droit d’employer le terme de «massacre». Avec cette nuance : pour lui, les morts du 17 octobre sont les victimes d’«une houle de haine qui a submergé les hommes sur le terrain. Il n’y avait malheureusement pas besoin ce soir-là ni d’ordres ni d’instructions». A quoi l’avocat d’Einaudi répond : «Un préfet, c’est le chef. Celui dont on attend les réactions : s’il tempête, on se fait tout petit. S’il couvre les excès, tous les débordements sont possibles.»
Yasmina Adi n’est pas tout à fait de cet avis. «J’en ai assez d’entendre toujours parler de Papon. Il y a un président de la République, le général de Gaulle, un Premier ministre, Michel Debré, un ministre de l’Intérieur, Roger Frey, et, en effet, un préfet de Paris qui est un très bon soldat à la main lourde. C’est cela qu’on doit expliquer aux jeunes générations.» Son film ne montre d’ailleurs Maurice Papon que fortuitement, les documents de l’Institut national de l’audiovisuel qu’elle a préféré utiliser mettent la vedette sur Debré et surtout Frey. Frey qui ment sur le nombre de morts - «deux Algériens et un Français venant du Morbihan» - à l’Assemblée nationale, et au journaliste d’Europe 1 que l’on voit insister auprès du ministre pour obtenir le véritable bilan.
«On en a parlé chez nous et personne ne nous a crus»
Les archives de l’INA, de la préfecture de police de Paris, des agences de photos, en particulier des journalistes anglais (Reuters, la BBC) et américains que Yasmina Adi a demandées aux intéressés, donnent un éclairage plus subtil de l’enchaînement des faits véhiculé jusque-là : «On ne peut pas dire que la presse n’a pas fait son travail, explique Yasmina Adi. Peut-être pas le premier jour. Mais après, si on élimine les documents télé de propagande qui existent à l’INA, on se rend compte, en fouillant, en appelant les photographes ou, s’ils sont morts, leurs enfants qui ont conservé les planches contacts, que l’événement a été énormément couvert. Le célèbre photographe Elie Kagan n’était pas seul. Pendant deux mois, les Français ont suivi le feuilleton dans les journaux, à la radio, moins à la télé car elle était encore très rare.»
Ici on noie les Algériens est un film étonnant. Quelques très rares témoins, comme cet infirmier du contingent français qui décrit les conditions de rétention au palais des Sports de milliers d’Algériens que «nous venions abreuver car ils avaient très soif. Il ne nous a pas été permis de soigner les blessés». Le même homme raconte comment «après identification, les Algériens appelés passaient derrière la scène, on ne savait pas ce qu’ils allaient devenir […]. J’ai vu six morts derrière la palissade, ils étaient passés par l’identification. On en a évidemment parlé chez nous et là, surprise, personne ne nous a crus». Cette femme aussi, la veuve d’Ahmad Khalfi, filmée assise à l’arrière d’une voiture qui roule le long de la Seine : «Il m’a laissée toute jeune avec quatre enfants. Je sens que tu es dans l’eau. Nos ennemis t’ont mis là. Il en a mangé ce fleuve. Les salauds. Fais de moi une plongeuse, que je puisse l’enterrer dignement.»
«Libérez nos maris et nos frères !»
Le film reste, pour l’essentiel, un montage d’archives qui se suffisent à elles-mêmes, au point de n’être appuyées par aucun commentaire off. Pour rendre compte du comportement de la police, elle s’est autorisé un procédé extrêmement efficace : «La préfecture de police m’a donné beaucoup d’images de la salle de commandement policier. Je n’avais évidemment pas de bandes audio, qui ont disparu, mais des rapports écrits sur tous les échanges avec les policiers sur place cette nuit-là, et lors de la manifestation des femmes, le 18 octobre. Des comédiens ont lu scrupuleusement les communications qui ont eu lieu dans cette salle aseptisée, où l’on voit des hommes en blouse blanche.» Elle voulait, dit-elle, que le spectateur soit en immersion totale. Effet garanti : «Un certain nombre de femmes algériennes se dirigent vers Paris pour manifester avec des banderoles où elles ont écrit "Libérez nos maris et nos frères". Appel général :appréhendez un maximum de femmes avec leurs enfants. Devant les journalistes, n’employez pas les termes "appréhender", "arrêter", dites "conduites dans des centres et foyers sociaux".» «Nos effectifs réagissent très vivement à l’égard des manifestants. Notre commandant de district a dû constamment intervenir auprès de ses hommes pour éviter les excès.» «Les manifestants ont été refoulés par nos hommes qui usent de leur bidule», «il y a de nombreux blessés, nous sommes débordés, il me faut des renforts».
Enormément d’autres archives - si elles n’ont pas été détruites - dorment encore dans les cartons, souvent en vrac, non inventoriées. Quand elles pourront être mises au jour, l’histoire enfin deviendra réalité. Mais faute de l’inventaire des noms de tous les «disparus» - il n’existe pas - restera à jamais une inconnue : le nombre des victimes est impossible à établir.
(1) Les accords de paix d’Evian seront signés le 18 mars 1962, après huit ans de guerre et plus d’un siècle de présence française en Algérie. La guerre va pourtant continuer jusqu’à la proclamation de l’indépendance de l’Algérie, le 3 juillet 1962. (2) «Les Fantômes du 17 octobre», de Linda Amiri, éd. Mémoire Génériques. (3) «La Bataille de Paris», Seuil, 1991. «Octobre 1961. Un massacre à Paris», Fayard.